Charles-Alexandre Lesueur, voyageur naturaliste surdoué

Interview de Gabrielle Baglione, responsable de la collection Charles-Alexandre Lesueur du Muséum d’histoire naturelle du Havre.


Charles-Alexandre LESUEUR (1778-1846),
Méduse Rhizostoma octopus (Linné, 1788) (Scyphoméduse),
Non datée – entre 1804 et 1815, aquarelle sur vélin, 42,3 x 28,5 cm – Inv. 70054

Hello Gabrielle, merci d’avoir accepté notre invitation pour ce quatrième Fanatalk, une conversation entre passionnés de la nature.

Vous travaillez pour le Muséum d’histoire naturelle du Havre pour lequel vous gérez la collection d’arts graphiques Charles-Alexandre Lesueur. C’est un voyageur naturaliste du XIXème siècle dont la vie et l’œuvre sont absolument fascinantes. Il est à l’origine de la création du Muséum après avoir légué à sa ville une grande variété de spécimens d’histoire naturelle. On est ravis de le découvrir grâce à vous.

Fan. Comment avez-vous décroché ce job si particulier ?

G.B. J’ai suivi un parcours d’histoire de l’art avec une spécialisation dans les arts d’Océanie. Je suis donc venue à Charles-Alexandre Lesueur par le “voyage aux terres australes” auquel il a participé. C’est là que j’ai entendu parler de cette collection et c’est ce qui m’a amenée à m’en occuper depuis plusieurs années. Comme j’ai une formation complémentaire en muséologie, la ville du Havre m’a recrutée pour mettre à disposition du public les dessins originaux de cette collection.

Fan. Parlez-nous de l’expédition Baudin, ce fameux « voyage aux terres australes »…

G.B. Cette expédition est commanditée par le Premier consul Napoléon Bonaparte et organisée par le Muséum d’histoire naturelle de Paris en mars 1800. Elle a très peu de temps pour se préparer puisqu’elle part du Havre le 19 octobre de la même année. C’est pourtant une expédition extrêmement ambitieuse avec deux objectifs principaux :

  • cartographier la partie sud-est de la Nouvelle Hollande (l’actuelle Australie) ainsi que la Terre de Diemen (l’actuelle Tasmanie),
  • collecter des spécimens (animaux, plantes, minéraux, etc.) pour poursuivre l’inventaire de toutes les espèces vivantes et inertes de la nature.

Les deux bateaux de l’expédition se nomment d’ailleurs le Géographe et le Naturaliste.

Près de 100 000 échantillons seront rapportés dans le but d’inventorier les espèces. Un apport à la science qui, selon Georges Cuvier, dépasse les trois expéditions de James Cook dans le Pacifique entreprises entre 20 et 30 ans plus tôt. Il y a un 3ème objectif anthropologique tout à fait nouveau pour l’époque, les savants de l’expédition ayant reçu des instructions très précises pour étudier les indigènes et leur comportement social. La toute nouvelle – et très éphémère – Société des Observateurs de l’Homme missionne donc le capitaine aguerri Nicolas Baudin, très porté sur les sciences naturelles et spécifiquement la botanique. Il part avec 200 personnes dont une quarantaine de savants représentant tous les domaines des sciences à raison de deux à trois par discipline, afin de rapporter le maximum d’échantillons.

Chacun d’eux a conscience du risque de ne pas revenir. Le capitaine Baudin lui-même mourra de la tuberculose en 1803 à l’Île de France – actuelle Île Maurice – sur le chemin du retour, mais la soif de découvertes et la volonté d’inventorier le monde sont plus fortes. 

Fan. En quatre ans, aller-retour compris, cette expédition a été d’une efficacité redoutable si l’on peut dire !

G.B. Oui, surtout que le voyage prend sept mois juste pour l’aller, avec plusieurs escales… En matière d’anthropologie physique, Georges Cuvier donne des conseils précis pour l’observation des Hommes. Il explique que les savants pourraient, si l’occasion se présente, rapporter des échantillons humains, mais ce ne sera pas le cas. En matière d’anthropologie sociale, des directives sont données par Joseph-Marie De Gérando pour l’observation des mœurs et des coutumes. Les savants tentent de suivre ces instructions, mais cela est difficile avec les groupes aborigènes qu’ils rencontrent parfois seulement le temps d’une escale, le temps du repérage géographique d’une zone côtière.

Durant le Voyage, 206 objets sont rapportés, donnés à Joséphine de Beauharnais au retour de l’expédition, mais leur trace est aujourd’hui perdue. Ne restent de ces objets culturels de Tasmanie et d’Australie continentale que les planches dessinées par Lesueur, très précises. Suffisamment précises d’ailleurs pour avoir aidé des artistes tasmaniens contemporains à retrouver des techniques de fabrication de ces objets qui avaient été perdues. En effet la transmission par la tradition orale a été largement interrompue en raison de la dramatique histoire des Tasmaniens. C’est un peuple qui a été très touché par les maladies et les déportations pour esclavage dans les régions d’Australie du Sud. C’est un extraordinaire retour de l’Occident aux populations locales 200 ans plus tard !

J’ai moi-même rencontré plusieurs artistes tasmaniens qui portent tous sur eux une reproduction d’un certain dessin de Lesueur qu’ils jugent fondamental pour leur culture. C’est extrêmement touchant et ça justifie pleinement la conservation et la mise à disposition de ces planches. L’évidence aujourd’hui c’est que le fond collecté par cette expédition a encore beaucoup de choses à nous raconter. Je prépare d’ailleurs une exposition sur le sujet, intégrant justement des objets contemporains tasmaniens.

Fan. Comment le talent de Charles-Alexandre Lesueur s’est-il imposé ? 

G.B. On ne pouvait pas imaginer pour une telle expédition de partir aussi loin sans garder une trace de tout ce qu’on allait voir. Trois dessinateurs officiels ont donc été nommés mais sont descendus à la première escale à l’Île de France. Deux autres dessinateurs chargés du journal personnel du capitaine Baudin ont alors été promus : Charles-Alexandre Lesueur et son compagnon Nicolas Martin-Petit, formé dans l’atelier de Jacques-Louis David et spécialement chargé de réaliser les portraits des aborigènes, « les naturels » comme ils les appellent à l’époque. Ce dernier mourra des suites d’un accident quelques mois après le retour du navire Géographe en mars 1804, pourtant jeune mais affaibli par ce voyage très éprouvant. Entre maladies tropicales et carences alimentaires, c’est probablement l’expédition scientifique la plus meurtrière de l’époque.

Lesueur fait partie des savants et assistants qui reviennent suffisamment en forme pour s’occuper de la publication officielle des résultats. Il prend en charge les dessins, la rédaction étant confiée au zoologiste et anthropologiste François Péron. Ils remettent en main propre à Bonaparte devenu empereur le premier exemplaire de « la relation du voyage de découvertes aux terres australes », publié à partir de 1807. Les cartes seront quant à elles publiées en 1811 et constitueront la première cartographie complète de l’Australie. D’ailleurs beaucoup de lieux en Australie et en Tasmanie portent les noms des savants de cette expédition, en hommage aux nombreux disparus et aux travaux réalisés, dont le Cap Lesueur. Interpellés par ces consonances françaises, de plus en plus d’Australiens découvrent et se passionnent aujourd’hui pour l’histoire de cette expédition.  


« Y-erran-gou-la-ga », homme d’Australie
Planche publiée dans les Atlas de 1807 et 1824.
Nicolas-Martin Petit – Estampe – 36,3 x 27,0 cm – Inv. 20042

« Oui-Ré-Kine », femme d’Australie
Planche publiée dans l’Atlas de 1807.
Nicolas-Martin Petit – Estampe – 35,9 x 25,5 cm – Inv. 20032-4

Charles-Alexandre Lesueur vit donc à Paris avec François Péron et travaille à la publication. Il a gardé les dessins effectués sur place et ceux de Nicolas Martin-Petit afin de les retravailler. Leur exécution prend du temps. On a en effet très souvent jusqu’à quatre dessins du même individu, ce que l’on considèrerait comme des études préparatoires. Charles-Alexandre Lesueur aime travailler sur des vélins (peaux de veaux mort-nés) dont il apprécie la texture lisse et homogène. Ce support lui permet d’obtenir des rendus très précis, il sublime les couleurs de ses aquarelles.Grand Kangourou, Macropus giganteus (Zimmerman, 1777) – Australie. Charles-Alexandre Lesueur – Aquarelle, crayon et encre sur vélin – 25 x 40 cm – Inv. 80056

Affaibli par une tuberculose pulmonaire contractée au cours de l’expédition, François Péron décide d’aller passer l’hiver 1809 sur la côte d’Azur, suivant le conseil de ses médecins. Lesueur l’accompagne et ne cesse de dessiner durant toute leur traversée de la France. Noircissant ses carnets sans relâche, il croque tour à tour les paysages, les villes, les autochtones, la faune et la flore. Ils s’installent à Nice en février. Alors que Péron se repose, Lesueur multiplie les sorties en mer. Il rapporte de nombreuses espèces méditerranéennes pour lesquelles les deux hommes se passionnent, tout particulièrement les zoophytes et les mollusques. Toujours avec la même curiosité, ils s’émerveillent de la diversité qu’ils observent, avec la même rigueur ils s’emploient à la décrire et à l’illustrer.

Chrysaora Pleurophora
Charles-Alexandre Lesueur Aquarelle sur vélin – 43,9 x 29,3 cm – Inv. 70061
Chrysaora Lesueur
Charles-Alexandre Lesueur Aquarelle et crayon sur vélin – 43,2 x 27,9 cm – Inv. 70060Rhizostoma Cuvieri – Charles-Alexandre Lesueur – Aquarelle sur vélin – 28,1 x 42,8 cm – Inv. 70055

Fan. Charles-Alexandre Lesueur réalisera à cette époque ses œuvres les plus emblématiques et, à nos yeux, les plus remarquables. Ses vélins de méduses sont d’une précision, d’une finesse et d’un réalisme jamais égalés. Mais l’aventure est loin d’être terminée…

G.B. Elle s’écourte malheureusement pour François Péron qui ne survit pas à sa phtisie. Elle continue pour Lesueur qui finit par rentrer chez lui après le décès de son ami.

Les années suivantes, gravitant entre Paris et le Havre, il cherche à obtenir un poste officiel au Muséum. En 1815, un géologue américain, William Maclure, arrive en France pour se tenir au courant des récents progrès scientifiques. Riche homme d’affaire, c’est un philanthrope qui consacre une partie de sa fortune à la science. Il propose au jeune et talentueux Charles-Alexandre de l’accompagner en Amérique du Nord pour inventorier les espèces animales locales. Sans hésiter, Lesueur se lance et signe un contrat de deux ans. ll devient correspondant du Muséum d’histoire naturelle de Paris et reprend son travail de voyageur naturaliste.

L’aventure durera vingt et une années pendant lesquelles il sillonnera sans relâche le Grand Est américain. De la frontière canadienne à la Nouvelle-Orléans il en traversera tous les états, longeant les grands fleuves et recensant méticuleusement toutes les espèces rencontrées avec une attirance particulière pour les tortues et les poissons.    


Pylodictis olivaris (Rafinesque, 1818) New Orleans – Charles-Alexandre Lesueur Aquarelle et crayon sur papier 46.5 x 31 cm – Inv. 76061

Tortue Terrapene carolina (Linné, 1758) Charles-Alexandre Lesueur – Aquarelle sur papier – 30 x 34 cm – Inv. 78024
Dauphin Delphinus delphis (Linné, 1758) observe aux Etats-Unis Charles-Alexandre Lesueur – Aquarelle sur papier – 30 x 45 cm – Inv. 80011

Peut-être un cygne siffleur Charles-Alexandre Lesueur – Aquarelle et crayon sur papier – 29 x 42,5 cm – Inv. 79048-1

Lorsqu’il rentre en 1837, la France a bien changé. Les troubles politiques à répétition ont affaibli le pays qui tente de rattraper son retard industriel face à ses rivaux anglo-saxons. Témoin de cette époque agitée, sa commune du Havre s’est profondément transformée. Comme d’autres grandes villes françaises, celle-ci décide de se doter de son propre Muséum d’histoire naturelle, notamment grâce à la collection que lui lègue Charles-Alexandre Lesueur. Il en est nommé premier directeur en 1845, fonction qu’il ne pourra jamais exercer puisqu’il meurt fin 1846, juste avant l’ouverture du Muséum.

Fan. Quelles sont les contraintes de conservation de cette collection exceptionnelle ?

G.B. Nous avons la prétention de penser que nous pouvons lui offrir l’éternité ! En tout cas nous faisons tout pour la préserver le plus longtemps possible… Au moment de la 2ème guerre mondiale, la collection a été transférée en lieu sûr par le conservateur de l’époque qui a été bien inspiré. Le reste des spécimens du Muséum a majoritairement été détruit par les bombardements.

Depuis, nous avons mis en place un protocole très strict. Trois mois d’exposition sont systématiquement suivis de trois ans de repos, à l’abri de la lumière. Les œuvres sont restaurées par des experts avant chaque nouvelle exposition. Nous venons d’ailleurs de publier un article à ce sujet sur notre blog, n’hésitez pas à le consulter.

Opération de restauration d’une œuvre de Charles-Alexandre Lesueur – Clichés : Cléa Hameury

Fan. La collection voyage-t-elle souvent ?

G.B. Jamais intégralement mais nous avons organisé en 2016 avec l’ambassade d’Australie en France une grande exposition itinérante. Intitulée « L’œil et la main », elle retraçait le voyage aux terres australes. Pour célébrer les 200 ans de l’expédition Baudin, 400 dessins de Charles-Alexandre Lesueur et Nicolas Martin-Petit sont retournés en Australie et en Tasmanie. Ils ont suivi un parcours de deux ans à travers les plus grandes villes : Adelaïde, Launceston, Hobart, Sydney, Canberra et Perth.

Fan. Avez-vous envisagé des collaborations avec d’autres institutions françaises comme le Muséum national d’Histoire naturelle ou le médusarium de l’Aquarium de Paris, par exemple  ?

G.B. Oui bien-sûr, chaque occasion de faire connaître la collection est une opportunité. Ce mois-ci, le Musée d’Orsay inaugure une grande exposition intitulée « Les origines du monde – L’invention de la nature au siècle de Darwin ». Cet événement reviendra sur ce bouleversement historique du XIXème siècle, à la croisée des sciences et des arts et promet d’être un immense succès. Neuf dessins de la collection Lesueur y seront exposés.  

Fan. En effet c’est LE grand rendez-vous de cette fin d’année, immanquable ! À quand une prochaine exposition Lesueur au Muséum du Havre et sur quel thème ?

G.B. L’ambassade d’Australie en France lance un programme entre juin et octobre 2021 appelé « Australia now France 2021 ». À cette occasion, le Muséum présentera une exposition « Australie ». Des objets des collections anciens et contemporains seront présentés comme témoignage de l’amitié entre les deux pays, hier comme aujourd’hui. Seront évoqués les découvertes, les rencontres, les environnements, les animaux, les distances, les imaginaires… Une partie de la collection d’arts graphiques participera bien-sûr à cette exposition.

Fan. On a hâte de découvrir ça ! Après le confinement, beaucoup de Français sont revenus vers la nature cet été, on l’a vu avec des destinations plus prisées qu’à l’accoutumée comme l’Ardèche, l’Auvergne ou les Cévennes. Avez-vous aussi constaté un regain d’intérêt du public pour le Muséum et ses expositions ?

G.B. Il est vrai que le public est sorti frustré de cette période de confinement et sevré de culture en général. La fréquentation était au rendez-vous dès la réouverture du Muséum. C’était un vrai plaisir de voir revenir les familles avec un appétit intact pour les sciences naturelles. C’est une particularité du Muséum du Havre qui s’adresse à un public très jeune, dès deux ou trois ans pour certaines animations. Nous nous efforçons toujours de concevoir des expositions et des événements qui parlent au plus grand nombre.


Muséum d’histoire naturelle du Havre – Crédits :


Muséum d’histoire naturelle du Havre – Crédits : DR.

Fan. Racontez-nous une anecdote étonnante qui vous a marquée dans votre carrière…

G.B. Le buste que vous apercevez derrière moi est celui du capitaine Nicolas Baudin. Commandée par une association défendant la mémoire du voyage aux terres australes, cette sculpture australienne a été offerte à la Ville du Havre ainsi qu’à d’autres lieux majeurs de l’expédition. Elle avait été installée devant l’entrée du port d’où l’expédition est partie pour faire sortir de l’oubli ce commandant Baudin. Malheureusement ce buste a été vandalisé. Il sera remis en valeur dans les prochaines années, mais en attendant il est en réserve… Pour l’instant, Nicolas Baudin reste encore un peu dans l’oubli !
Buste de Nicolas Baudin – Le Havre © Photos : Pierre Noël
Charles-Alexandre Lesueur en 1818 peint par Charles Willson Peale The Academy of Natural Sciences of Philadelphia (USA)

Fan. Nul doute que vous saurez restaurer sa mémoire au même titre que celle de Charles-Alexandre Lesueur dont vous défendez l’œuvre avec tant de passion. Merci Gabrielle pour cet échange d’une grande richesse. Nous ne manquerons pas de suivre la vie de la collection et l’actualité du Muséum d’histoire naturelle du Havre. Bon vent pour la suite de votre remarquable travail d’ambassadrice de la nature.


Si vous êtes curieux d’apprendre à mieux connaître Charles-Alexandre Lesueur, voici les liens qui vous mèneront vers ses trésors ▾

À voir :
La collection Lesueur en cinq questions
Interview vidéo de Gabrielle Baglione (4 min)

Charles-Alexandre Lesueur

Peintre voyageur, un trésor oublié

Auteur : Cédric Crémière, Gabrielle Baglione
Éditeur : Editions

Sur la côte d’Azur
Carnet de voyage de Lesueur et Péron, du Havre à Nice en 1809
Auteur : Gabrielle Baglione
Editeur : Editions Conti2009


Méduses / Jellyfish
Grand Prix du Beau-Livre 2015 de l’Académie de Marine

Auteur : Illustrations de C-A Lesueur – Textes de François Péron, Gabrielle Baglione, Cédric Crémière, Jacqueline Goy-Trabut, Stéphane Schmitt – Traduction : Judith Bentley.
Editeur : Muséum du Havre – Editions MkF2014


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